Le cubisme a-t-il ouvert la voie à l’abstraction ?

Le cubisme, mouvement artistique révolutionnaire du début du 20e siècle, a profondément bouleversé les codes de la représentation picturale. En remettant en question la perspective traditionnelle et en fragmentant les formes, les artistes cubistes ont posé les jalons d’une nouvelle approche visuelle qui allait influencer l’ensemble de l’art moderne. Cette rupture radicale avec les conventions établies a-t-elle été le catalyseur de l’émergence de l’art abstrait ? Plongeons dans les origines, l’évolution et l’héritage du cubisme pour comprendre son rôle crucial dans la naissance de l’abstraction.

Origines et principes fondamentaux du cubisme

Déconstruction de la perspective par picasso et braque

Au cœur de la révolution cubiste se trouve la remise en question fondamentale de la perspective linéaire, pilier de la représentation occidentale depuis la Renaissance. Pablo Picasso et Georges Braque, figures de proue du mouvement, ont entrepris de déconstruire cette illusion d’espace tridimensionnel sur une surface plane. Leur approche novatrice consistait à représenter simultanément plusieurs points de vue d’un même objet, brisant ainsi les conventions de la perception visuelle unique.

Cette déconstruction s’est manifestée par une fragmentation des formes en facettes géométriques, créant une nouvelle structure picturale complexe et multidimensionnelle. Les objets et les figures, au lieu d’être représentés de manière réaliste, étaient décomposés en une myriade de plans interconnectés. Cette approche a permis aux artistes d’explorer la nature même de la perception visuelle et de remettre en question notre compréhension de la réalité.

Influence des masques africains sur l’esthétique cubiste

L’esthétique cubiste a été profondément influencée par l’art africain, en particulier les masques rituels. Picasso, fasciné par la puissance expressive et la simplification formelle de ces objets, y a trouvé une source d’inspiration majeure pour développer un nouveau langage visuel. Les masques africains, avec leurs formes géométriques stylisées et leurs volumes aplatis, ont offert aux cubistes un modèle de représentation alternative à la tradition occidentale.

Cette influence s’est traduite par une géométrisation accrue des formes, une distorsion des proportions et une réduction des volumes à des plans essentiels. L’adoption de ces éléments esthétiques a permis aux artistes cubistes de s’éloigner de la représentation mimétique pour explorer des territoires plus abstraits de l’expression artistique.

Le rôle des « demoiselles d’avignon » dans l’émergence du mouvement

Les « Demoiselles d’Avignon », œuvre emblématique de Picasso peinte en 1907, est considérée comme le point de départ du cubisme. Ce tableau révolutionnaire a marqué une rupture définitive avec les conventions picturales de l’époque. Les cinq figures féminines représentées sont déformées, leurs visages inspirés des masques africains, et l’espace pictural est complètement réinventé.

Cette œuvre a introduit plusieurs concepts clés du cubisme :

  • La fragmentation des formes en plans géométriques
  • L’abandon de la perspective traditionnelle
  • La coexistence de plusieurs points de vue sur une même toile
  • L’intégration d’influences non-occidentales dans l’art moderne

Les « Demoiselles d’Avignon » ont ouvert la voie à une nouvelle conception de l’espace pictural, posant les bases de l’abstraction à venir. Cette œuvre a catalysé les réflexions des artistes de l’époque sur la nature de la représentation et les possibilités expressives de la peinture.

Techniques de fragmentation et de multiplicité des points de vue

Les artistes cubistes ont développé des techniques spécifiques pour traduire leur vision fragmentée de la réalité. La multiplicité des points de vue est devenue un principe fondamental, permettant de représenter un objet sous différents angles simultanément. Cette approche a conduit à une déconstruction radicale des formes, créant des compositions complexes où les éléments s’interpénètrent et se superposent.

La technique de la « facettisation » consistait à décomposer les objets en une multitude de petits plans géométriques, créant une surface picturale dynamique et rythmée. Cette fragmentation visuelle a permis aux artistes d’explorer la structure interne des objets et de remettre en question la notion même de forme stable.

La peinture ne doit pas être exclusivement rétinienne ou visuelle. Elle doit intéresser la matière grise, notre appétit de compréhension.

Cette citation emblématique du cubisme souligne l’ambition intellectuelle du mouvement, qui visait à dépasser la simple représentation visuelle pour atteindre une compréhension plus profonde de la réalité.

Évolution du cubisme vers l’abstraction

Du cubisme analytique au cubisme synthétique

L’évolution du cubisme peut être divisée en deux phases principales : le cubisme analytique et le cubisme synthétique. Le cubisme analytique, qui s’est développé entre 1908 et 1912, se caractérise par une fragmentation extrême des formes et une palette chromatique réduite, principalement composée de tons bruns et gris. Cette phase a poussé la déconstruction des objets à son paroxysme, créant des compositions presque illisibles qui frôlaient l’abstraction pure.

Le cubisme synthétique, qui a émergé vers 1912, a marqué un retour à des formes plus reconnaissables et à l’utilisation de couleurs plus vives. Cette phase a introduit de nouveaux éléments comme le collage et l’intégration de matériaux réels dans les œuvres. Le cubisme synthétique a ouvert la voie à une réflexion plus poussée sur la nature de la représentation et les limites entre abstraction et figuration.

L’introduction du collage par georges braque

Georges Braque a joué un rôle crucial dans l’évolution du cubisme vers de nouvelles formes d’expression avec l’introduction du collage. En 1912, il crée « Fruit Dish and Glass », considéré comme le premier papier collé de l’histoire de l’art moderne. Cette technique révolutionnaire consistait à intégrer des éléments réels, comme des morceaux de papier journal ou de papier peint, directement sur la toile.

L’introduction du collage a eu plusieurs conséquences importantes :

  • Elle a remis en question la notion traditionnelle de peinture pure
  • Elle a permis d’introduire des éléments de la réalité quotidienne dans l’art
  • Elle a ouvert de nouvelles possibilités de jeu entre réalité et représentation
  • Elle a contribué à brouiller les frontières entre abstraction et figuration

Le collage est devenu un outil puissant pour explorer les limites de la représentation et a influencé de nombreux mouvements artistiques ultérieurs, du dadaïsme au pop art.

Abandon progressif de la représentation figurative

Au fil de son évolution, le cubisme a progressivement abandonné la représentation figurative au profit d’une exploration plus poussée des formes pures et des relations spatiales. Cette tendance s’est accentuée dans les œuvres tardives de Picasso et Braque, où les éléments reconnaissables se font de plus en plus rares, laissant place à des compositions de plus en plus abstraites.

Ce glissement vers l’abstraction s’est manifesté par :

  • Une simplification accrue des formes
  • Une autonomisation des éléments picturaux (couleur, ligne, texture)
  • Une exploration plus poussée des relations spatiales sur la toile
  • Une diminution de l’importance du sujet au profit de la structure formelle

Cette évolution a préparé le terrain pour l’émergence de l’art abstrait pur, en démontrant que la peinture pouvait exister indépendamment de toute référence au monde visible.

Héritage du cubisme dans l’art abstrait

Kazimir malevitch et le suprématisme

Kazimir Malevitch, artiste russe d’avant-garde, a poussé les principes du cubisme à leur extrême logique avec la création du suprématisme. Ce mouvement, lancé en 1915 avec son célèbre « Carré noir sur fond blanc », visait à atteindre la suprématie de la sensation pure en art, libérée de toute référence au monde objectif.

Le suprématisme de Malevitch s’est inspiré de la géométrisation et de la simplification des formes initiées par le cubisme, mais en les poussant vers une abstraction totale. Ses compositions, faites de formes géométriques simples flottant dans un espace indéfini, ont marqué une rupture définitive avec la représentation figurative.

J’ai détruit l’anneau de l’horizon et je suis sorti du cercle des choses.

Cette déclaration de Malevitch illustre parfaitement la transition du cubisme vers l’abstraction pure, symbolisant l’abandon total de la représentation du monde visible.

Piet mondrian et le néoplasticisme

Piet Mondrian, artiste néerlandais, a développé le néoplasticisme en s’appuyant sur les fondements théoriques du cubisme. Son parcours artistique l’a conduit d’une abstraction inspirée du cubisme à une réduction radicale des éléments picturaux à leurs composants les plus essentiels : lignes droites, angles droits et couleurs primaires.

Le néoplasticisme de Mondrian se caractérise par :

  • L’utilisation exclusive de lignes horizontales et verticales
  • L’emploi des couleurs primaires (rouge, jaune, bleu) plus le noir et le blanc
  • La recherche d’un équilibre dynamique entre ces éléments
  • L’abandon total de toute référence au monde naturel

Cette approche, qui trouve ses racines dans la déconstruction cubiste, a poussé l’abstraction à son paroxysme, créant un langage visuel universel basé sur des principes mathématiques et spirituels.

L’abstraction géométrique de sonia delaunay

Sonia Delaunay, figure majeure de l’avant-garde parisienne, a développé une forme d’abstraction géométrique directement influencée par le cubisme. Son travail, caractérisé par l’utilisation de formes géométriques colorées et de motifs rythmiques, a contribué à l’évolution de l’art abstrait vers une expression plus dynamique et joyeuse.

L’apport de Delaunay à l’abstraction se manifeste par :

  • L’exploration des interactions entre couleurs et formes géométriques
  • La création de compositions rythmiques basées sur la répétition et la variation
  • L’intégration de l’art abstrait dans la vie quotidienne (mode, design)
  • Une approche synesthésique liant couleur, mouvement et musique

Son travail illustre comment les principes cubistes de fragmentation et de simultanéité ont pu être transformés en un langage abstrait vibrant et expressif.

Concepts cubistes adoptés par l’abstraction

L’abstraction a hérité de plusieurs concepts clés développés par le cubisme, les adaptant et les poussant plus loin dans l’exploration des possibilités picturales. Parmi ces concepts, on peut citer :

1. La planéité : Le cubisme a mis l’accent sur la surface plane de la toile, rejetant l’illusion de profondeur. Cette approche a été fondamentale pour l’art abstrait, qui a exploré les possibilités expressives de la surface bidimensionnelle.

2. L’autonomie des éléments picturaux : En fragmentant les formes et en les réorganisant selon une logique interne à la peinture, le cubisme a ouvert la voie à une conception de l’art où la couleur, la ligne et la forme pouvaient exister pour elles-mêmes, indépendamment de toute référence extérieure.

3. La simultanéité : L’idée cubiste de représenter simultanément plusieurs aspects d’un objet a été reprise par l’abstraction pour explorer des concepts temporels et spatiaux complexes sur une surface bidimensionnelle.

4. La géométrisation : La réduction des formes à des éléments géométriques simples, initiée par le cubisme, est devenue un principe fondamental de nombreux courants abstraits, du suprématisme au constructivisme.

5. La déconstruction du sujet : En remettant en question la primauté du sujet, le cubisme a ouvert la voie à une peinture centrée sur ses propres moyens expressifs, principe central de l’abstraction.

L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.

Cette citation de Paul Klee résume parfaitement la transition opérée du cubisme vers l’abstraction, où l’art devient un moyen de révéler des vérités invisibles plutôt que de reproduire la réalité visible.

Impact du cubisme sur les autres avant-gardes

Futurisme italien et dynamisme cubiste

Le futurisme italien, mouvement d’avant-garde né en 1909, a été profondément influencé par les innovations formelles du cubisme. Les artistes futuristes, fascinés par la vitesse, la technologie et le dynamisme de la vie moderne, ont adopté et adapté les techniques cubistes de fragmentation et de multiplicité des points de vue pour exprimer le mouvement et la simultanéité.

L’impact du cubisme sur le futurisme se manifeste par :

  • L’utilisation de formes fragmentées pour suggérer le mouvement
  • La superposition de plans pour créer une sensation de vit

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  • La superposition de plans pour créer une sensation de vitesse et de dynamisme
  • L’intégration de lignes de force pour suggérer le mouvement
  • Une palette de couleurs vives et contrastées pour accentuer l’énergie
  • Les œuvres futuristes comme « Dynamisme d’un chien en laisse » de Giacomo Balla ou « La ville se lève » d’Umberto Boccioni illustrent parfaitement cette synthèse entre les techniques cubistes et l’esthétique futuriste du mouvement. Le cubisme a ainsi fourni aux futuristes un langage visuel novateur pour exprimer leur fascination pour la modernité.

    Constructivisme russe et géométrisation de l’espace

    Le constructivisme russe, mouvement artistique et architectural né dans le contexte révolutionnaire des années 1920, a poussé plus loin les expérimentations cubistes sur la géométrisation de l’espace. Les artistes constructivistes comme Vladimir Tatline et El Lissitzky ont adopté les principes de fragmentation et de multiplicité des points de vue du cubisme pour créer un art abstrait à visée sociale et utilitaire.

    L’influence du cubisme sur le constructivisme se manifeste par :

    • L’utilisation de formes géométriques pures (cercles, triangles, rectangles)
    • La création de compositions dynamiques basées sur des diagonales et des intersections
    • L’exploration de la relation entre l’espace bidimensionnel et tridimensionnel
    • L’intégration de l’art dans la vie quotidienne et l’architecture

    Les constructivistes ont poussé la logique cubiste jusqu’à son terme en créant des œuvres totalement abstraites, comme le « Proun 19D » d’El Lissitzky, qui explore les possibilités spatiales de formes géométriques flottant dans un espace indéfini. Cette approche a eu un impact majeur sur le développement de l’art abstrait et du design moderne.

    Dadaïsme et remise en question de la représentation

    Le dadaïsme, mouvement artistique né en réaction aux horreurs de la Première Guerre mondiale, a poussé encore plus loin la remise en question de la représentation initiée par le cubisme. Les artistes dada comme Marcel Duchamp et Francis Picabia ont utilisé les techniques cubistes de fragmentation et de collage pour créer des œuvres qui défient toute logique narrative ou visuelle conventionnelle.

    L’influence du cubisme sur le dadaïsme se manifeste par :

    • L’utilisation du collage et de l’assemblage pour créer des juxtapositions inattendues
    • La déconstruction radicale des formes et des significations
    • L’exploration des limites entre art et non-art
    • La remise en question du rôle de l’artiste et de la nature de l’œuvre d’art

    Des œuvres comme « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même » de Duchamp poussent les principes cubistes à leur paroxysme, créant une œuvre qui défie toute interprétation conventionnelle et ouvre la voie à de nouvelles formes d’expression artistique.

    Débat critique : cubisme comme précurseur ou catalyseur de l’abstraction

    Le rôle du cubisme dans l’émergence de l’art abstrait fait l’objet de débats parmi les historiens de l’art. Certains considèrent le cubisme comme un précurseur direct de l’abstraction, tandis que d’autres le voient plutôt comme un catalyseur qui a accéléré un processus déjà en cours.

    Arguments en faveur du cubisme comme précurseur :

    • La fragmentation et la géométrisation des formes ont ouvert la voie à une abstraction totale
    • L’abandon de la perspective traditionnelle a remis en question la nécessité de la représentation figurative
    • L’exploration de la planéité de la toile a préfiguré les préoccupations de l’abstraction

    Arguments en faveur du cubisme comme catalyseur :

    • Des tendances vers l’abstraction existaient déjà avant le cubisme (Kandinsky, Kupka)
    • Le cubisme est resté attaché à la représentation d’objets reconnaissables, même dans ses formes les plus radicales
    • L’abstraction pure s’est développée parallèlement au cubisme dans d’autres contextes artistiques

    Le cubisme n’a pas créé un nouvel ordre. Il a créé un nouveau désordre.

    Cette citation de l’historien de l’art Robert Rosenblum souligne le rôle ambivalent du cubisme dans l’émergence de l’abstraction. En déconstruisant les conventions de la représentation, le cubisme a ouvert un champ de possibilités qui a permis l’éclosion de l’art abstrait, sans pour autant en être l’unique source.

    En conclusion, qu’on le considère comme un précurseur direct ou comme un catalyseur, il est indéniable que le cubisme a joué un rôle crucial dans l’évolution de l’art vers l’abstraction. En remettant en question les fondements mêmes de la représentation picturale, il a ouvert la voie à une nouvelle conception de l’art, libérée des contraintes de la mimesis et capable d’explorer des territoires visuels et conceptuels inédits.

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